Les français adorent l’immobilier
Mais n’aiment pas les agents immobiliers.
Messieurs les agents immobiliers qu’avez-vous faits du temps privilégié de la rencontre
?
Ces dernières années, les grandes organisations immobilières se sont employées à
percer
des autoroutes à travers la forêt du petit monde immobilier. Des autoroutes
meurtrières.
Avec elles, fini de faire un achat à la « va-comme je te pousse », dans le sourire, la
bonne
humeur et l’incompétence. Avec elles, l’immobilier se barbouille de sérieux. L’immobilier
se
la joue "professionnel" et raisonnable. Quand on livre un tel combat idéologique,
Monsieur,
tout devient extrêmement grave, terriblement sérieux. Il s’agit de défendre un
message
sacré dont on est le dépositaire, l’élu. Impossible d’avoir encore le plus petit recul sur
les
choses. Impossible de s’accorder cette petite indulgence qui fait qu’on regarde les
sujets
importants sous une autre perspective, voire même qu’on s’en amuse, voire encore, dans
les
cas extrêmement extrêmes, qu’on en vienne à se moquer de soi-même. Quand on livre
un
combat « idéologique », on ne rit pas, Monsieur, on liquide. Les grandes ambitions
ne
prospèrent que sur les autoroutes, alors tant pis pour les petites agences de
quartier.
Sous le règne des grandes organisations, on généralisa des techniques « rabat-joie » où
l’on
commença à se sentir médiocrement traité – que l’on fût client ou opérateur. Avant
cette
époque, l’art et le charme de la rencontre immobilière consistaient à mettre toute
son
expérience dans chaque rencontre, à dégager des choses imprévues, d’exciter les
intelligences et les imaginations avec du nouveau, d’user de biais inédits pour aborder
et
faire découvrir des solutions nouvelles, parfois même paradoxales, favoriser des remises
en
question. Avec l’informatique, tout cela disparaît automatiquement puisque, au contraire,
le
propre de la découverte informatisée est de répéter toujours la même chose,
d’enfoncer
inlassablement les mêmes boutons. Avec l’informatique, on a institué un modèle unique
par
lequel on ne cesse de vouloir conduire le client à faire des choix « raisonnables»
qui
l’ennuient, alors qu’il aimerait faire des choix qui le divertissent. Mais la profession
juge
désormais immoral qu’on achète encore du plaisir.
En systématisant la rencontre immobilière informatisée on a tué l’honneur d’une
fonction.
Avec elle, on a perdu la reconnaissance du talent et de la sincérité. En verrouillant
les
options avec des boutons, on a instauré l’intolérance. En plaçant par-dessus tout
l’automatisation, on a perdu une certaine exigence morale. L’automatisation, c’est
la
commodité, c’est la facilité. La commodité, c’est le contraire de l’exigence. La
découverte
par l’informatique, c’est confortable. Il n’y a plus d’incertitude, plus de parti à prendre,
plus
de peur. Il n’y a rien à comprendre. C’est un outil que l’on place entre soi et le reste
du
monde au nom de cette grande imposture qu’est l’objectivité.
Pour ma part, je soutiens que tous ceux qui continuent d’emprisonner « l’aventure
humaine » dans leurs calculs à trois inconnues sont des malfaiteurs. Que tous ceux
qui
contribuent à faire de notre profession cet univers laid, stupide et uniforme dans
lequel
nous nous enfonçons sont à classer résolument dans la catégorie des fossoyeurs de
notre
profession.
En normalisant la méthode et l’outil, on a aussi normalisé l’opérateur :
Sous prétextes de rigueur, on a tout retiré de la rencontre. Autrefois, rien n’était assez
beau
pour recevoir notre client. Les vendeurs, rasés de frais, se levaient et se mettaient en
frais
pour fêter sa venue. Aujourd’hui, ils affichent cet ennui distingué qu’ils prennent pour
le
dernier chic et pour le comble du professionnalisme. Ce n’est pas parce qu’on a rangé
nos
vieux costumes dans les placards, qu’on arbore une barbe de trois jours, un Jean’s blazer
-
cravate et des chaussures à pointe - Une garde robe qui semble constituer pour nos
opérateurs la forme la plus subtile du chic et de la modernité - que l’on est plus proche
de
notre interlocuteur. A trop se regarder être, on perd de vue son vis-à-vis.
Comme, de toutes les relations, dès lors que vous cessez de vous intéresser à l’autre, il
cesse
réciproquement de s’intéresser à vous. Ce fût le cas de notre client.
Ainsi périrent des « amours » qui ne surent aucunement tenir compte du temps et de
ses
changements.
On a perdu, ces derniers temps, quelques belles occasions de rétablir un peu les choses
mais
nos leaders n’ont guère de goût pour l’anticonformisme, le risque et les idées
différentes
pourtant nécessairement à la base de toutes innovations. Ils persistent dans
l’autisme
malgré le formidable obstacle qui s’accumule à leur porte depuis des années.
Ce qui est à la fois drôle et pathétique dans la pratique immobilière, c’est qu’à
chaque
occasion, elle croit avoir trouvé la clef qui va ouvrir le coffre aux œufs d’or. Mais à
chaque
fois elle se trompe. C’est toujours une fausse clef, ou bien la clef n’ouvre pas, ou bien
les
œufs sont en toc. En définitive, nos meneurs restent empêtrés dans les
travestissements
d’une fausse modernité.
Le monde où se pratiquait la lénifiante maxime : « il faut bien que tout le monde vive
»
n’existe plus ; il n’est plus question que de survie où chacun n’a qu’un but : flanquer
l’autre
par terre pour rester seul. Les mises en causes surgissent. Mais ne craignez rien. Je ne
m’y
associerai pas. Je ne toucherai pas à vos chefs-d’œuvre en périls. Je ne dessinerai pas
de
moustaches à votre Joconde. Je ne m’en prendrai pas à ce qui génère chez vous cette
passion de conserver à tous prix ce qui est dépassé et de mettre sous globe vos
chefs
d’œuvres anciens ?
Je veux juste vous redire que les pratiques et les outils actuels employés pour la
rencontre
immobilière s’expriment uniquement en termes de contraintes et non d’aspirations. A
côté
de ces contraintes, il y a des aspirations profondes et secrètes dans le cœur des gens
qui
modifient le cours de leurs choix et l’on est souvent étonné que, pourtant bien partis
dans
un sens, on se retrouve à l’opposé. Dans vos procédures, la personne n’a plus
d’importance.
Les individus n’existent plus qu’en fonction de l’arbitrage d’un logiciel.
L’informatique
procure la satisfaction naïve que la réalité de la recherche s’exprime uniquement par
la
collecte de faits « nus » et qu’il n’y a rien à comprendre au-delà. On néglige le nécessaire
en
le prenant pour du superflu. Les personnages de nos rencontres se meurent dans vos
logiciels en raison de saisies incertaines, bâclées, comme si on avait voulu se
débarrasser
d’eux. On a de plus en plus le sentiment que n’importe qui pourrait en faire autant ;
que
n’importe qui pourrait faire ce métier. En fait, tout le monde peut en faire autant. Pas
la
peine d’être un « professionnel ». Ce n’est pas moi qui le prétends, c’est votre client, las
de
votre folklore pseudo professionnel. C’est votre client qui vous dit vouloir sauter toutes
les
étapes, tous les process que vous lui imposez et qui l’ennuient et qui aimerait, comme
avant
l’ère maudite de l’informatisation, pouvoir s’étendre au contraire longuement sur ce
qui
l’inspire.
Si l’on prend, une par une, toutes les personnes de vos logiciels, on s’aperçoit
qu’aucune
n’est véritablement vivante. Aucune ne comporte un minimum de traits de caractère,
même
pas ébauchés de quelques commentaires indécis. Rien sur son projet de vie, rien sur
son
évolution, rien sur sa destinée. Rien. Aucun plaisir, aucun éclat, aucun imprévu.
Pas étonnant que nos clients aient fini par abdiquer faute de ne pouvoir vous faire changer
;
C’est d’ailleurs pourquoi le métier est devenu si ennuyeux, si décourageant pour eux
comme
pour vous. En vous interdisant la découverte, vous vous interdisez le plaisir que vous
y
prendriez et que vous leur feriez y prendre.
La découverte immobilière, c’est tout le contraire de ce que vous faites ordinairement.
Ça
consiste à bien réécrire ensemble une histoire trop rapidement ou trop
paresseusement
écrite. La découverte, c’est permettre à l’autre de se rencontrer et de s’expliquer avec lui
même.
Le plus grand charme de la rencontre immobilière est de trouver des choses
imprévues, de celles qu’on appelle les « coups de cœur » ; cet espoir secret qui se
dissimule
derrière chaque rencontre immobilière. Curieux quand même cette persistance à
vouloir
Ignorer l’émotion et l’imaginaire pour une profession où l’on parle si souvent de « coups
de
cœur ». La découverte, c’est ce moment où les personnes parlent d’elles-mêmes, de
leurs
habitudes, de leur manière d’être, de leurs actions avec une surprise amusée
d’observateur
objectif. La découverte c’est laisser être la demande.
On ne travaille pas assez l’imaginaire de nos opérateurs : On peut peindre un portrait
sans
rien connaître de l’anatomie ; il ne s’agit que de rendre l’âme du modèle. La sensibilité
de
l’artiste est plus importante que ses connaissances en anatomies. A la limite, elle doit
y
suppléer. Il en va de même de la relation client.
La pensée immobilière roupille. Nos chefs sont héréditairement durs d’oreille; Une
infirmité
qui les rend à la longue insupportables. Il est impossible d’être un membre
opérationnel
d’une organisation et d’être à la fois un créateur. Ces deux états sont
incompatibles.
N’attendons donc aucune innovation de nos dirigeants. Quant à la nécessité de
formation
que l’on nous ressasse à chaque occasion, cela ressemble un peu aux prodiges qu’on
réalise
aujourd’hui pour sauver une dent abimée alors qu’une fausse dent la remplacerait à
bien
moins de frais mais il semble encore impossible d’envisager les choses d’une façon
originale
et moins dispendieuse. Les grands sujets que l’on s’emploie à y traiter ne sont pas
nécessairement les bons sujets. Il n’est pas possible que l’opinion générale de nos
dirigeants
à propos de la formation soit la bonne au regard du désaveu croissant de nos
clients.
Cherchez l’erreur !
Que veux-tu mon cher Jean-Michel, c’est à ses splendides gaspillages qu’on mesure
la
grandeur de notre institution. Un jour très prochain, ils paraîtront inconcevables, pour
ne
pas dire sacrilèges. Ça vient.
En ces temps où les progrès de la technologie ne cessent de nous émerveiller, que
la
précipitation et l’insistance à répondre à la demande vient étouffer la relation au lieu de
la
servir. Que la demande de nos clients appelle un autre regard parce que la réponse de
la
technique ne leur suffit plus. Que les bienfaits technologiques font oublier la part
d’humain
et que la recherche de la perfection mécanisée laisse échapper la vie, il n’est pas rare que
la
demande dise l’inverse de la singularité de son histoire. Ecouter une personne qui
parle,
cache ou exprime un désir, éclaire quelque fois la demande d’un nouveau jour. Le
scientisme, appliqué à un être humain, n’entend rien de son histoire et de son désir. Il n’y
a
que l’aventure individuelle qui soit passionnante et génératrice de progrès et d’envie.
Sans
envie point d’achat.
Dans un monde qui remue sans cesse, il est d’un grand réconfort pour certains de
maintenir
un système qui ne bouge pas, qui reste immuable, semblable à lui-même. La fraternité
des
gens de pouvoir qui nous maintiennent dans un « patriotisme » dépassé sont
convaincus
d’avance que le monde de l’immobilier en a vu d’autres et qu’il faudra autre chose que
des
« réformateurs » pour le flanquer par terre. Et pourtant le visage martial de notre
institution
vieillissante s’efface peu à peu derrière le sourire ironique et conquérant de l’affreux
monde
moderne des clients affranchis. Leurs derniers disciples, tels les rats de l’histoire,
captivés
par la mélopée hypnotique de ce joueur de flûte qui traverse la rivière, se noient tous,
les
uns après les autres.
J’arrête là mon plaidoyer sachant que notre institution ne juge plus, depuis longtemps,
d’un
travail sur sa valeur intrinsèque ou sur sa contribution à la progression d’une profession
mais
en fonction des idées « politiques » qui le composent. On y apprécie peu les essayistes
et
moins encore les polémistes. Il ne reste plus à espérer que dans le banal et le
quotidien
surgisse un temps qui fera bouger la vie et nous fera renouer avec ce temps privilégié de
la
rencontre. Ce temps où l’on aimait l’immobilier et les agents immobiliers.
ORAKLIO.